Félix Tshisekedi n’a-t-il pas commis une “erreur stratégique” en autorisant le déploiement des troupes ougandaises en RDC?

Géopolitique, minerais précieux, luttes d’influence sont au cœur de la crise qui oppose l’Ouganda et le Rwanda sur le sol congolais, analyse le chercheur américain Jason Stearns.

« La racine du problème, c’est la faiblesse de l’Etat congolais et de son armée structurellement défaillante ».
Les rebelles du Mouvement du 23 mars (M23) ont repris les hostilités en décembre 2021 et gagnent du terrain depuis dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Ce groupe armé, dont la dernière grande offensive remonte à 2012, s’est emparé, le 13 juin, de Bunagana, une ville stratégique à la frontière ougandaise.

Le pouvoir congolais accuse nommément son voisin rwandais de soutenir les insurgés et d’avoir commis des « crimes de guerre » sur son sol. L’Ouganda, qui intervient militairement dans l’est de la RDC avec l’aval des autorités congolaises, serait également impliqué.

Vendredi 17 juin, selon des sources sécuritaires, un soldat congolais aurait été tué et deux policiers rwandais et des civils blessés lors d’un échange de tirs à un poste frontière de Goma, entre la RDC et le Rwanda, dans un contexte de tensions extrêmes.

« Chacun se bat pour conserver sa zone d’influence dans cette région extrêmement riche en or, en étain et en autres minerais convoités », décrypte Jason Stearns, chercheur et fondateur du Groupe de recherche sur le Congo de l’Université de New York.

Que sait-on des rebelles du M23 ?

Jason Stearns Leur groupe est issu d’une rébellion historique, le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), un mouvement impliqué dans la deuxième grande guerre du Congo (1998-2003) et soutenu par le Rwanda. Suite aux accords de paix de 2003, le RCD – qui contrôlait un tiers du pays – avait présenté un candidat à l’élection présidentielle de 2006 mais il ne récolta que 1,7 % des voix. Face à cet échec cuisant et à sa perte d’influence, une frange du mouvement créa une nouvelle rébellion, dont est issu le M23. Cette faction radicalisée s’est structurée autour de chefs tutsi congolais comme Laurent Nkunda, Bosco Ntaganda [condamné en 2019 par la Cour pénale internationale (CPI) à trente ans de prison pour « crimes de guerre et crimes contre l’humanité »] et Sultani Makenga.

En 2012, le M23 avait réussi à s’emparer de Goma, la capitale du Nord-Kivu, mais il fut défait un an après par l’armée congolaise et les forces onusiennes. Les pressions américaines sur le régime rwandais furent également décisives car Kigali retira alors son soutien à la rébellion. Les commandants rebelles se réfugièrent dans des camps militaires au Rwanda et en Ouganda. Leur sort n’a toujours pas été tranché et, aujourd’hui, c’est l’une des revendications du M23 : être intégré à l’armée congolaise.

La RDC accuse le Rwanda de soutenir la rébellion. Dispose-t-on de preuves concrètes étayant cette thèse ?

Sur le terrain, des témoignages corroborent cet appui rwandais à la rébellion. Des rebelles du M23 que nous connaissons l’affirment également. Certes, il n’y a pas de preuves irréfutables, mais il existe des indications crédibles que Kigali offre un appui aux rebelles du M23.

Sous quelle forme ?

Très probablement en matière logistique. Le M23 est basé sur une colline à cheval entre le Rwanda et la RDC. Les rebelles, qui comptent au plus un millier de soldats face à une armée congolaise de 130 000 hommes, possèdent une puissance de feu remarquable. Difficile d’imaginer cette efficacité sur le terrain sans chaîne d’approvisionnements logistique. En seulement quelques mois, et lors de combats nourris, ils ont conquis le plus grand camp militaire du Nord-Kivu et ont avancé vers Goma. Même si le M23 affirme s’équiper en pillant les Forces armées congolaises (FARDC), cela semble peu crédible.

Comment le Rwanda réagit-il aux accusations de la RDC ?

Le pouvoir nie soutenir les rebelles et réplique en affirmant que la RDC tente de le déstabiliser en soutenant les miliciens hutu des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR). Ce groupe armé, formé de génocidaires qui ont fui le Rwanda après 1994 pour l’est de la RDC, est surveillé de près par Kigali. Cependant, c’est désormais un mouvement affaibli, constitué de quelques centaines d’hommes. Il ne représente pas une menace stratégique. D’ailleurs, leur dernière invasion du Rwanda remonte à 2001. Reste que, là aussi, il y a des indices crédibles d’une coalition entre l’armée congolaise et cette milice hutu, qui se manifeste à chaque résurgence du M23.

Kigali, qui se prépare à accueillir le 20 juin le sommet du Commonwealth, accuse, à juste titre, son voisin d’avoir bombardé des villages frontaliers ces derniers jours. Le régime dénonce aussi le discours de haine proféré contre les Rwandais et parfois contre les Tutsi en RDC. Suite aux dernières attaques du M23, le gouvernement congolais a publiquement appelé à ne pas s’en prendre à la communauté tutsi, mais il est avéré que des personnes, sur la base de stéréotypes racistes et d’une morphologie supposément tutsi, ont été récemment arrêtées dans l’Est. Une église a aussi été caillassée à Goma. Depuis des décennies, cette communauté souffre de discriminations et de marginalisation car une partie des Congolais considère ses membres comme des Rwandais.

La résurgence du M23 est-elle liée aux tensions entre l’Ouganda et le Rwanda ?

Oui, l’arrière-plan géopolitique explique en partie le retour en force du groupe rebelle. L’Ouganda et le Rwanda se sont à plusieurs reprises affrontés sur le sol congolais. Chacun se bat pour conserver sa zone d’influence dans l’est de la RDC, une région extrêmement riche en or, en étain et en autres minerais convoités. En 2021, l’Ouganda a exporté plus de 2 milliards de dollars d’or, c’était sa première source d’exportation. En 2020, l’or a pesé pour 75 % des exportations rwandaises. Une bonne partie du minerai était congolais.

Fin 2021, suite à une série d’attentats perpétrés à Kampala par les terroristes ADF, l’Ouganda a proposé à Kinshasa d’envoyer des troupes dans l’est de la RDC afin de traquer les insurgés qui y sont basés. Le président congolais Félix Tshisekedi l’a accepté, au grand dam du Rwanda, pour qui cette opération conjointe pourrait menacer ses intérêts, voire sa sécurité. D’ailleurs, le retour du M23 coïncide avec le lancement des opérations conjointes ougando-congolaises. Notons aussi que les rebelles ciblent les chaînes logistiques de l’armée ougandaise en RDC.

En réalité, cela fait trois décennies que l’est de la RDC est le théâtre des rivalités entre l’Ouganda et le Rwanda. Et ce sont les populations civiles congolaises qui en paient le prix.

Les relations entre les deux pays sont tendues mais fluctuantes. Il semblait y avoir une ébauche de réconciliation ces derniers mois. Qu’en est-il ?

Manifestement, Kigali et Kampala se sont alliés pour soutenir le M23 dans sa résurgence. Lorsque les rebelles ont pris la ville frontalière de Bunagana lundi, ils seraient passés par l’Ouganda.

On peut dater cette ébauche de réconciliation du début de l’année 2022, avec les fréquents déplacements du fils du président ougandais, Muhoozi Kainerugaba, à Kigali. L’objectif de ce général, chef des forces terrestres de l’armée ougandaise, était alors de rassurer Paul Kagame qu’il surnomme « Oncle ». Les deux hommes se connaissent bien. Paul Kagame est d’ailleurs issu de cette armée ougandaise : en 1986, chef du renseignement militaire, il s’est battu pour libérer l’Ouganda et pour l’installation de Yoweri Museveni au pouvoir.

Le dirigeant rwandais s’est récemment rendu à une fête d’anniversaire de Muhoozi Kainerugaba. Kigali a également annoncé la réouverture de Gatuna, le principal poste frontière avec l’Ouganda, fermé depuis février 2019. Autant de signes d’un réchauffement des relations entre les deux régimes. Cependant, on peut douter de la durabilité et de la sincérité de cette réconciliation. Au sein de l’armée ougandaise subsiste beaucoup de méfiance à l’égard du Rwanda.

Dans ce contexte, le président Tshisekedi n’a-t-il pas commis une erreur stratégique en autorisant le déploiement de troupes ougandaises dans cette région ?

A son arrivée au pouvoir il y a trois ans, Félix Tshisekedi a hérité d’une situation sécuritaire critique dans l’Est. Il en a fait un dossier prioritaire en instaurant, en mai 2021, l’état de siège pour sécuriser la région. Cependant, le bilan est négatif, l’armée congolaise a échoué. Les massacres n’ont pas disparu. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la décision désespérée du président congolais d’accepter l’entrée de soldats ougandais sur le territoire.

Néanmoins, la réaction la plus rationnelle serait de réformer en profondeur l’armée congolaise que lui-même compare à une mafia. Car même si les soldats ougandais parviennent à éradiquer les ADF, 120 autres groupes armés sont actifs dans l’Est. La racine du problème, c’est la faiblesse de l’Etat congolais et de son armée structurellement défaillante.

Le président du Kenya a appelé au déploiement d’une force régionale pour mettre fin aux violences du M23. Cette solution militaire vous semble-t-elle pertinente au regard du contexte ?

On peut en douter. Les armées appelées à intervenir sont déjà présentes sur le sol congolais : les Kényans et les Tanzaniens font partie de la Monusco [la Mission des Nations unies pour la stabilisation en RDC], les Ougandais opèrent au sein de la force conjointe avec l’armée congolaise, les Burundais sont engagés dans une opération similaire dans le Sud-Kivu avec l’aval de Kinshasa. Seul le Rwanda n’est pas, officiellement, présent militairement à l’Est.

Que changerait cette nouvelle force sur le terrain ?

Les soldats étrangers ne s’impliquent pas dans lutte contre la guérilla dans les petits villages. Les Ougandais, par exemple, se contentent de créer une zone tampon entre leur pays et la RDC. Ces forces ne s’attaquent pas aux racines du problème. C’est une crise éminemment politique qu’on ne pourra résoudre avec la force militaire.

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